"Je fais du Floquet "





        Gaston Floquet était un artiste de son temps. Il connaissait très bien toutes les recherches artistiques présentes et passées. Il s'en est nourri, MAIS il créait à sa manière. Quand le voisin passait et lui disait ironiquement "Alors, tu fais toujours du Picasso ?", Gaston répondait "Non, je fais du Floquet !". Il voulait dire qu'il produisait quelque chose qui lui était spécifique. Ce n'était pas un imitateur. Chaque oeuvre signée est originale, et parfois fort reconnaissable. Sa production artistique est marquée par ses origines, sa vie, sa recherche propre et son talent propre. Comme tous les artistes, son art est donc le fruit de croisements entre l'histoire de l'art, l'Histoire en général, son histoire à lui et ses explorations personnelles.

 

 

       On peut donc proposer certains éclairages, certains jalons, qui prennent un sens fort quand on cherche à comprendre ce que les oeuvres de cet artiste recèlent de particulier... et en même temps de commun aux hommes de n'importe quel pays et n'importe quelle époque.

        Sans jamais oublier que la création artistique ne se réduit à aucune explication, que rien ne la détermine, et qu'elle reste toujours au fond un mystère.

        Il était d'ailleurs habité par le doute et la curiosité de quelqu'un qui ne sait pas d'avance ce qu'il va inventer. "S'il m'arrivait de savoir où je vais, je serais un type fini", a-t-il dit un jour. Cette exploration était une passion qui dévorait sa vie. C'est sans doute pourquoi il a créé environ huit mille oeuvres en une quarantaine d'années (peintures, dessins, encres, collages, statues, etc.). Quel explorateur de formes, de matières et de couleurs ! Et des profondeurs de la condition humaine aussi.

       

Jalons et éclairages

Souvenez-vous ...

Gaston Floquet est né en 1917 en Lorraine et a vécu près de Verdun, souvent à la ferme de la Falouze chez sa grand mère.

Sous quelle étoile il naissait !

La région fut géographiquement une charnière (et même un charnier, particulièrement Verdun !) pendant la première guerre mondiale, entre la France et l'Allemagne. Gaston Floquet est venu au monde, a grandi et a vécu dans un lieu et dans un temps marqués par cette réalité-là.

Qu'en est-il resté par la suite ?

 

1- Il ramassait

       Enfant, déjà, il ramassait dans les champs de ferme et les champs de bataille, pour les revendre au marchand de peaux de lapin et se faire de l'argent de poche des os trouvés du côté de Verdun, venus des boucheries des popotes militaires. Un jour, il est même revenu avec un tibia... humain, que sa grand mère a enterré au fond du jardin avec une prière !

        Plus tard, comme artiste, il ramassait des objets déchus, abandonnés, jetés, destinés à disparaître, mais portant les traces d'un "vécu" très fort : éclats d'obus, ferrailles, os, outils agricoles, souches, etc. Il était bien le seul dans son entourage à voir là-dedans quelque chose de précieux, et digne d'être ramassé. Un peu comme si tout cela contenait pour lui quelque chose du destin humain.

        A Paris, il faisait les poubelles pour trouver des déchets, des rebuts précieux (côtoyant de près le monde des clochards, qui cherchaient là de quoi survivre). Etant prisonnier en Allemagne, il avait dû aussi tirer parti de bien peu, parfois. Cette habitude de la récupération avait donc, à certaines époques de son existence, été liée à la survie. Elle resta toujours en tout cas au coeur de son fonctionnement artistique.

        Il n'aimait pas jeter ou gaspiller. En guise de "torche-pinceau", quand une peinture était finie, il prenait des chutes de papier, de carton ou de bois et il faisait des tableaux grands comme des boîtes d'allumettes avec les restes de couleurs. Il avait chez lui en permanence des tas de ferrailles, d'os, de serrures, de clous ... d'où il extrayait de temps en temps quelque chose dont il avait besoin. Il s'agissait en général d'objets solides, beaux, patinés, nobles en somme.

 


matériau : fers rouillés

 

       Depuis, beaucoup ont récupéré et détourné des objets. Pour certains, c'est même devenu une mode. A son époque, c'était encore original et même un peu choquant. Mais dans son cas, il s'agissait d'une nécessité plus profonde. Cette démarche avait en effet à voir avec son lieu et son temps de naissance et de vie. C'était une chose enracinée dans son histoire. Sa grand mère lui avait d'ailleurs raconté qu'elle l'emmenait avec elle, tout bébé, quand elle allait ramasser les pommes de terre dans les champs. Et quand le canon tonnait, elle mettait l'enfant dans le panier et courait à la maison. Comme si elle ramassait un objet précieux dans un champ de bataille ou de pommes de terre ! Il ne cessa jamais de faire de même ensuite. Question de vie et de mort, donc, dans son cas.

        Quant à la guerre et aux années où il fut prisonnier, il parlait volontiers des épisodes drôles de cette époque, mais y il fut aussi confronté à des réalités effroyables, qu'il préférait taire. On reconnaît dans plus d'une statue, en y regardant bien, tantôt un casque, tantôt un quart de soldat... parfois troué.

        Au fond, il resta toujours en contact intime avec les réalités universelles que sont la vie, la mort, la chute et la rédemption par l'art, dont les traces se retrouvent visiblement dans ses oeuvres.

 

2- Il transformait

       Donc ramasser, recueillir, récupérer, pour ensuite transfigurer, tout cela était inscrit chez Floquet dans un mouvement de la mort vers une sorte de réincarnation : celle qu'il donnait à des objets précédemment passés de vie à trépas, jetés à terre, voire enterrés. C'était aussi une manière qu'il avait de se relever lui-même par l'art quand la vie le faisait tomber, "choir" ou "déchoir", comme les "déchets", justement. Voilà peut-être pourquoi il fallait que ses statues soient solides, verticales, l'essentiel n'étant pas rester debout mais de toujours se relever . D'ailleurs, quand l'une d'elles tombait et se cassait, il n'en faisait pas un drame, il la réparait. L'oeuvre et l'homme qui la faisait se confondaient un peu parfois.

        Avec un grand respect pour le matériau utilisé, il donnait donc à ces choses une deuxième existence. Il disait qu'il respectait le hasard et se laissait même guider par lui. Il conservait ainsi pratiquement toujours les formes et l'aspect que le temps, le séjour sous terre, l'érosion, l'usure, l'usage avaient donnés aux choses. Même quand il commençait un dessin ou une peinture, il repérait d'infimes plis ou traces dans la page ou la toile, et il partait de là. Ses outils de sculpteur étaient ceux dont on se sert pour coller, pour souder, pour assembler, plutôt que pour tordre ou découper. Il se contentait presque en somme, pour faire ses statues, de mettre ensemble des choses qui ne se seraient pas rencontrées sans lui. Et bien souvent, même s'il s'agissait d'animaux, ses statues avaient une ressemblance humaine.

 

      

       La "présence humaine" prenait d'ailleurs parfois une forme assez troublante (rien à voir avec l'épisode du tibia !). Telle petite statue par exemple avait été faite avec une lampe à huile que son père avait jetée. Gaston a ramassé la lampe, l'a transformée, et l'a appelée "le Père Ubu Voyageant Incognito". Comment ne pas y voir un portrait décalé de son propre père, caché dans la statue et l'habitant, en somme ? Une autre en bois blond, harmonieuse et douce, a été faite avec des pièces du rouet de la grand mère, patinées par le passage de la laine et par les doigts de l'aïeule. C'est bien entendu l'une des plus féminines. Une sorte d'immortalité était ainsi donnée à des "voyageurs inconnus", présents dans le fer et le bois, qu'on le sache ou non. Les noms qu'il donnait à certaines statues, aux allusions ironiquement savantes, confirmaient d'ailleurs souvent leur caractère humain (noms parfois irrésistibles, comme "Reine des Burgondes", "Faune d'après-midi", "Saint Prothèse", "Nicéphore Phocas, empereur byzantin", "le Grand Inquisiteur", "Voltigeur gaulois", "Chevalier teutonique", "Souvenir de Tante Adelaïde", "Fille surnaturelle du Général et de la Vénus de Milo", "Berger Kikouyou observant les Anglais", etc).

        Les noms d'animaux aussi comportaient souvent des attributs humains comme "Chien sournois", "Marabout rêveur", "Guenon à l'enfant", "Chat Botté", ou encore "Minotaure affligé".

        Quand on sait de plus que les os d'animaux lui servaient souvent à représenter des humains, on voit que les deux règnes étaient fort proches, sinon même confondus chez notre artiste : même misère, même noblesse, même substance.

        Transformation aussi en peinture. Quand il considérait qu'une peinture était ratée, il ne la jetait pas. Il la reprenait jusqu'à ce qu'elle soit bonne, en se bagarrant. "Ce serait trop facile de la détruire ! J'ai toujours le dernier mot". Il était à la fois humble et orgueilleux. Il disait avecun sourire en coin qu'il reconstruisait à sa façon la création de Dieu, et, à sa façon, refaisait le monde. C'est peut-être d'ailleurs le rôle de tous les artistes.

 

        Parfois, il s'agissait d'une véritable bataille, où il mettait en péril son équilibre, sa vie même... mais il en avait vu d'autres ! Sa dernière statue (il avait plus de quatre-vingts ans) fut la plus haute de toutes. Elle est en fer et mesure près de trois mètres. Pour la construire, il voulait être seul. Il défiait la pesanteur, la résistance du métal, les éléments naturels (la foudre est tombée sur sa maison ce jour-là ! La statue se dressait comme un paratonnerre). Il se confrontait aussi à ses propres limites. On apprit un jour qu'il était tombé la veille en même temps que la grande statue en travaillant dessus. On imagine la valse !
        Cette aventure créative s'accompagnait d'un travail esthétique et d'une réflexion permanents. Il lisait presque autant qu'il créait. C'était un travailleur acharné, infatigable. Il n'avait peur de rien (en apparence du moins). Ce qui en tout cas était soi-disant impossible ou contraire aux lois de la peinture, ou jamais essayé, il le tentait volontiers. Déjà quand il était au collège, les livres que les maîtres déconseillaient l'attirait irrésistiblement (un de ses bulletins scolaires mentionne "son esprit de fronde et d'insoumission"). C'est peut-être pourquoi son oeuvre est si varié qu'on a l'impression d'avoir affaire à plusieurs artistes. Tout cela est caractéristique de GastonFloquet, même s'il n'est pas le seul dans ce cas.

        Quant aux matériaux il en utilisait bien entendu une multitude, depuis les plus classiques jusqu'à ceux qui éveillaient sa curiosité ou qui étaient déconseillés.

Voici un aperçu (abrégé) de quelques matières utilisées

Peinture :
gouache, acrylique, glycéro ("peinture pour bagnoles", commme il disait), aquarelle, mais aussi cirage à chaussures, brou de noix, encre d'imprimerie, encre de Chine, noir chimique, etc.

Supports :
toile tendue sur chassis acheté et préparée par ses soins, mais aussi cartons de toutes sortes, chutes de formica, contreplaqué, papier Canson, papier de journal, papier de riz, papier à tapisser, affiches commerciales, carton ondulé, carton plastifié etc.

Dessins
bic, fusain, encre de Chine, feutres, mine de plomb etc.

Collages :
morceaux de publicités trouvées dans la boîte aux lettres, photos de magazines, calendriers, pages de bottin téléphonique, faire-part, et aussi "épluchures", (morceaux de papier savamment déchirés) et fragments de la liste de choses qu'il faisait dans la journée.

Statues :
fer, os, plastique (bouteilles, figurines trouvées dans les paquets de café), bois, mâchefer, coquillages ... et même croûtes de fromage et mie de pain (que les souris ont beaucoup aimées).

En fait, tout cela était soigneusement choisi, selon des critères qu'il était le seul à connaître.


3- La dérision et l'ironie


Gaston Floquet sculpteur faisait des statues parfois belles, parfois tragiques, parfois drôles. Mais sa particularité était peut-être de savoir faire des statues qui pouvaient être tout cela en même temps.

                                            




 

C'est par exemple le cas de certains personnages, inquiétants, très expressifs, dont un en os qui se dresse de toute sa taille, mais qui sourit bêtement, ou un autre qui semble vouloir cogner. Chacun a l'air de se croire grand et fort, mais ressemble en même temps à un primate bien obtus, que Gaston regardait en disant "C'est homo erectus, qui se tient debout pour la première fois. Il n'en revient pas !". Vanité des hommes, ricanement de Floquet devant la prétention humaine, si dérisoire. Ces personnages-là sont en fait nus, fragiles, et ridicules comme nous tous quand nous faisons les importants, alors qu'ils viennent de la décharge et qu'ils y retourneront. Ils ne semblent pas le savoir. Nous, spectateurs, le savons, et nous rions. Savons-nous que nous rions en même temps de nous-mêmes en les regardant ?
  Et ce juge en fer, drôle et magnifique, qui louche un peu, effaré, inquiet et inquiétant, de quoi peut-il bien avoir peur, lui qui juge les autres ?

Que voit-il, que nous ne voyons pas ?

Décalage tragique et poétique à la fois.


       Cette ironie grinçante, pourtant pleine de tendresse pour ses personnages, est très typique de Gaston Floquet, dont la série de statues est une représentation de la comédie humaine. On retrouve parfois quelque chose de cela dans ses dessins et ses collages. Lui-même avait longtemps été comédien et il nous renvoyait une image de nous en faisant d'impitoyables auto-portraits déguisés, comme sur une scène.

        C'était, pour l'homme de thêatre qu'il restait, une façon de prendre du recul, de montrer ce qui sinon semblerait insupportable ou grandiloquent, et que le grand dramaturge Bertold Brecht appelait la "distanciation".

        L'ironie est chez lui un détachement amusé, une arme contre la bêtise, une "élégance du désespoir", une façon légère de transcrire la dimension tragique de notre destin sans l'éluder. C'est peut-être là un aspect universel de l'oeuvre de Floquet. Une forme de sagesse aussi ?

 


Au quotidien

        Il travaillait dans la solitude, souvent la nuit. Il se plongeait par exemple dans la peinture, sans heure et sans contrainte, perdant la notion du monde extérieur, entièrement tourné vers son activité. Il ne mangeait et ne dormait que quand il avait fini quelque chose. Il avait beaucoup de montres et de réveils, mais il se réglait plutôt sur son horloge intérieure. Sa vie était soumise à ce besoin, et non l'inverse. Cette liberté totale lui était indispensable pour pouvoir créer.

        Ambroise Monod a dit que Floquet n'avait rien à voir avec ce qu'il appelle les "autoroutes de la culture". Floquet se moquait en effet éperdument de ce monde-là. Il savait à peine qu'il existait. Il ne créait pas pour plaire. Il créait dans l'urgence de créer, étranger à ce qui n'était pas son cheminement.

        Il y avait là aussi une sorte d'enfermement, non seulement dans sa petite maison où il vécut parfois très seul, mais aussi dans l'univers de la création artistique, clos en apparence mais ouvert sur l'intérieur. (N'avait-il d'ailleurs pas été prisonnier, et parfois enfermé pendant la guerre ? Il avait sa façon à lui de s'évader de cette captivité !). Il disait qu'il n'avait pas besoin de voyager pour représenter le vaste monde. D'ailleurs un jour quelqu'un, en visitant le Grand Canyon du Colorado (où Floquet n'avait, bien entendu, jamais mis les pieds) s'est dit " On dirait un brou de noix de Gaston Floquet".

        C'était un original pour ceux qui le regardaient de loin, mais quand on entrait dans son univers, l'importance relative des choses, la notion du temps, le regard sur le monde et sur soi-même, tout était changé, comme dans un voyage sur une aute planète. Le contact avec ses oeuvres est encore parfois capable de transmettre quelque chose de cette impression, comme s'il était présent dedans.