"Je fais du Floquet "
Gaston Floquet était un artiste de son temps. Il connaissait très bien toutes les recherches artistiques présentes et passées. Il s'en est nourri, MAIS il créait à sa manière. Quand le voisin passait et lui disait ironiquement "Alors, tu fais toujours du Picasso ?", Gaston répondait "Non, je fais du Floquet !". Il voulait dire qu'il produisait quelque chose qui lui était spécifique. Ce n'était pas un imitateur. Chaque oeuvre signée est originale, et parfois fort reconnaissable. Sa production artistique est marquée par ses origines, sa vie, sa recherche propre et son talent propre. Comme tous les artistes, son art est donc le fruit de croisements entre l'histoire de l'art, l'Histoire en général, son histoire à lui et ses explorations personnelles.
On peut donc proposer certains éclairages, certains jalons, qui prennent un sens fort quand on cherche à comprendre ce que les oeuvres de cet artiste recèlent de particulier... et en même temps de commun aux hommes de n'importe quel pays et n'importe quelle époque.
Jalons et éclairages
Souvenez-vous
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1- Il ramassait
Enfant, déjà, il ramassait
dans les champs de ferme et les champs de bataille, pour les revendre au marchand
de peaux de lapin et se faire de l'argent de poche des os trouvés du
côté de Verdun, venus des boucheries des popotes militaires. Un
jour, il est même revenu avec un tibia... humain, que sa grand mère
a enterré au fond du jardin avec une prière !
Plus tard, comme artiste, il ramassait
des objets déchus, abandonnés, jetés, destinés à
disparaître, mais portant les traces d'un "vécu" très
fort : éclats d'obus, ferrailles, os, outils agricoles, souches, etc.
Il était bien le seul dans son entourage à voir là-dedans
quelque chose de précieux, et digne d'être ramassé. Un peu
comme si tout cela contenait pour lui quelque chose du destin humain.
A Paris, il faisait les poubelles
pour trouver des déchets, des rebuts précieux (côtoyant
de près le monde des clochards, qui cherchaient là de quoi survivre).
Etant prisonnier en Allemagne, il avait dû aussi tirer parti de bien peu,
parfois. Cette habitude de la récupération avait donc, à
certaines époques de son existence, été liée à
la survie. Elle resta toujours en tout cas au coeur de son fonctionnement artistique.
Il n'aimait pas jeter ou gaspiller.
En guise de "torche-pinceau", quand une peinture était finie,
il prenait des chutes de papier, de carton ou de bois et il faisait des tableaux
grands comme des boîtes d'allumettes avec les restes de couleurs. Il avait
chez lui en permanence des tas de ferrailles, d'os, de serrures, de clous ...
d'où il extrayait de temps en temps quelque chose dont il avait besoin.
Il s'agissait en général d'objets solides, beaux, patinés,
nobles en somme.
matériau : fers rouillés
Depuis, beaucoup ont récupéré et détourné des objets. Pour certains, c'est même devenu une mode. A son époque, c'était encore original et même un peu choquant. Mais dans son cas, il s'agissait d'une nécessité plus profonde. Cette démarche avait en effet à voir avec son lieu et son temps de naissance et de vie. C'était une chose enracinée dans son histoire. Sa grand mère lui avait d'ailleurs raconté qu'elle l'emmenait avec elle, tout bébé, quand elle allait ramasser les pommes de terre dans les champs. Et quand le canon tonnait, elle mettait l'enfant dans le panier et courait à la maison. Comme si elle ramassait un objet précieux dans un champ de bataille ou de pommes de terre ! Il ne cessa jamais de faire de même ensuite. Question de vie et de mort, donc, dans son cas.
2- Il transformait
Donc ramasser, recueillir, récupérer, pour ensuite transfigurer,
tout cela était inscrit chez Floquet dans un mouvement de la mort vers
une sorte de réincarnation : celle qu'il donnait à des objets
précédemment passés de vie à trépas, jetés
à terre, voire enterrés. C'était aussi une manière
qu'il avait de se relever lui-même par l'art quand la vie le faisait tomber,
"choir" ou "déchoir", comme les "déchets",
justement. Voilà peut-être pourquoi il fallait que ses statues
soient solides, verticales, l'essentiel n'étant pas rester debout mais
de toujours se relever . D'ailleurs, quand l'une d'elles tombait et se cassait,
il n'en faisait pas un drame, il la réparait. L'oeuvre et l'homme qui
la faisait se confondaient un peu parfois.
Avec un grand respect pour le matériau utilisé, il donnait donc
à ces choses une deuxième existence. Il disait qu'il respectait
le hasard et se laissait même guider par lui. Il conservait ainsi pratiquement
toujours les formes et l'aspect que le temps, le séjour sous terre, l'érosion,
l'usure, l'usage avaient donnés aux choses. Même quand il commençait
un dessin ou une peinture, il repérait d'infimes plis ou traces dans
la page ou la toile, et il partait de là. Ses outils de sculpteur étaient
ceux dont on se sert pour coller, pour souder, pour assembler, plutôt
que pour tordre ou découper. Il se contentait presque en somme, pour
faire ses statues, de mettre ensemble des choses qui ne se seraient pas rencontrées
sans lui. Et bien souvent, même s'il s'agissait d'animaux, ses statues
avaient une ressemblance humaine.
La "présence humaine" prenait d'ailleurs parfois une forme
assez troublante (rien à voir avec l'épisode du tibia !). Telle
petite statue par exemple avait été faite avec une lampe à
huile que son père avait jetée. Gaston a ramassé la lampe,
l'a transformée, et l'a appelée "le Père Ubu Voyageant
Incognito". Comment ne pas y voir un portrait décalé de son
propre père, caché dans la statue et l'habitant, en somme ? Une
autre en bois blond, harmonieuse et douce, a été faite avec des
pièces du rouet de la grand mère, patinées par le passage
de la laine et par les doigts de l'aïeule. C'est bien entendu l'une des
plus féminines. Une sorte d'immortalité était ainsi donnée
à des "voyageurs inconnus", présents dans le fer et
le bois, qu'on le sache ou non. Les noms qu'il donnait à certaines statues,
aux allusions ironiquement savantes, confirmaient d'ailleurs souvent leur caractère
humain (noms parfois irrésistibles, comme "Reine des Burgondes",
"Faune d'après-midi", "Saint Prothèse", "Nicéphore
Phocas, empereur byzantin", "le Grand Inquisiteur", "Voltigeur
gaulois", "Chevalier teutonique", "Souvenir de Tante Adelaïde",
"Fille surnaturelle du Général et de la Vénus de Milo",
"Berger Kikouyou observant les Anglais", etc).
Les noms d'animaux aussi comportaient souvent des attributs humains comme "Chien
sournois", "Marabout rêveur", "Guenon à l'enfant",
"Chat Botté", ou encore "Minotaure affligé".
Quand on sait de plus que les os d'animaux lui servaient souvent à représenter
des humains, on voit que les deux règnes étaient fort proches,
sinon même confondus chez notre artiste : même misère, même
noblesse, même substance.
Transformation aussi en peinture. Quand il considérait qu'une peinture
était ratée, il ne la jetait pas. Il la reprenait jusqu'à
ce qu'elle soit bonne, en se bagarrant. "Ce serait trop facile de la
détruire ! J'ai toujours le dernier mot". Il était à
la fois humble et orgueilleux. Il disait avecun sourire en coin qu'il reconstruisait
à sa façon la création de Dieu, et, à sa façon,
refaisait le monde. C'est peut-être d'ailleurs le rôle de tous les
artistes.
Parfois, il s'agissait d'une véritable bataille, où il mettait en péril son équilibre, sa vie même... mais il en avait vu d'autres ! Sa dernière statue (il avait plus de quatre-vingts ans) fut la plus haute de toutes. Elle est en fer et mesure près de trois mètres. Pour la construire, il voulait être seul. Il défiait la pesanteur, la résistance du métal, les éléments naturels (la foudre est tombée sur sa maison ce jour-là ! La statue se dressait comme un paratonnerre). Il se confrontait aussi à ses propres limites. On apprit un jour qu'il était tombé la veille en même temps que la grande statue en travaillant dessus. On imagine la valse !
3- La dérision et l'ironie
Gaston Floquet sculpteur faisait des statues parfois belles, parfois tragiques, parfois drôles. Mais sa particularité était peut-être de savoir faire des statues qui pouvaient être tout cela en même temps. |
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C'est par exemple le cas de certains personnages, inquiétants,
très expressifs, dont un en os qui se dresse de toute sa taille,
mais qui sourit bêtement, ou un autre qui semble vouloir cogner.
Chacun a l'air de se croire grand et fort, mais ressemble en même
temps à un primate bien obtus, que Gaston regardait en disant "C'est
homo erectus, qui se tient debout pour la première fois.
Il n'en revient pas !". Vanité des hommes, ricanement
de Floquet devant la prétention humaine, si dérisoire. Ces
personnages-là sont en fait nus, fragiles, et ridicules comme nous
tous quand nous faisons les importants, alors qu'ils viennent de la décharge
et qu'ils y retourneront. Ils ne semblent pas le savoir. Nous, spectateurs,
le savons, et nous rions. Savons-nous que nous rions en même temps
de nous-mêmes en les regardant ?
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Et ce juge en fer, drôle et magnifique,
qui louche un peu, effaré, inquiet et inquiétant, de quoi
peut-il bien avoir peur, lui qui juge les autres ? Que voit-il, que nous ne voyons pas ? Décalage tragique et poétique à la fois. |
Cette ironie grinçante, pourtant
pleine de tendresse pour ses personnages, est très typique de Gaston
Floquet, dont la série de statues est une représentation de la
comédie humaine. On retrouve parfois quelque chose de cela dans ses dessins
et ses collages. Lui-même avait longtemps été comédien
et il nous renvoyait une image de nous en faisant d'impitoyables auto-portraits
déguisés, comme sur une scène.
C'était, pour l'homme de thêatre
qu'il restait, une façon de prendre du recul, de montrer ce qui sinon
semblerait insupportable ou grandiloquent, et que le grand dramaturge Bertold
Brecht appelait la "distanciation".
L'ironie est chez lui un détachement
amusé, une arme contre la bêtise, une "élégance
du désespoir", une façon légère de transcrire
la dimension tragique de notre destin sans l'éluder. C'est peut-être
là un aspect universel de l'oeuvre de Floquet. Une forme de sagesse aussi
?
Au quotidien