Les fins premières


Sur les dernières œuvres de Gaston Floquet.


Une des dernières œuvres de Gaston Floquet a une taille sans commune mesure avec celles qui la précèdent.
Il l'appelait L'Écorché. Elle avait quelque chose d'un Christ, et c'est elle qui fut pendue - on peut tout aussi bien dire hissée - dans le chœur de la petite église de Saint-Rigomer-des-Bois, le jour où il nous a fallu dire au revoir à l'enveloppe charnelle de celui qui l'avait créée.
L'œuvre est constituée d'un assemblage de dessins sur papier. Elle est fragile, pareille à la parole qui s'effondre là, en elle, ultime manière de la main qui pensait et de l'œil qui construisait au-delà de la raison ordinaire du bien fait.
Somme, elle n'est pas exactement un aboutissement, et pourtant elle est bien une, dernière, qui retrouve la figuration, ne serait-ce qu'en son nom, L'Écorché, qui vaut comme titre dans la triple acception du terme : désignation du sujet produit, mais aussi désignation d'une dignité, et encore de ce qui enregistre et établit aux yeux de tous cette dignité. Ainsi cette œuvre s'offre-t-elle en elle-même objet, décret et évidence. Elle est, nommée, l'innommable, - irréfutable, irréparable parution de ce qui a lieu en elle :
Une mise à nu de l'être même.
Une mise en signe où s'abîme la certitude.
L'artiste était agnostique, il se disait anticlérical… et pourtant il pensait à des vitraux pour l'église de la commune de Saint-Rigomer au moment où il allait dresser cet écorché. L'ensemble n'aura pas vu le jour, et dans cet ultime, on voit, comme dans les toiles d'alors, la nuit qui vient. Tout est gris, noir et blanc, les fusains comme les peintures. Tout se défait en s'instituant dans les retrouvailles mêmes avec ce qui avait été des années auparavant, dans ces noces de l'après avec l'avant, au présent de l'œuvre en cours. Floquet en avait conscience, et ça le tourmentait. Aussi entendait-il combattre et l'idée et la réalité. Refaire l'ennuyait au sens fort : le créateur hait le faiseur ; créer n'est pas se complaire dans ce qu'on sait qui plaît, c'est bien plutôt ouvrir des plaies, les mettre à vif, fussent celles des compromis. Entre présence et absence, il fouillait. Il lisait contre deuil, refusant que ça finisse.
Et si tel monumental du Tertre-Haut a à voir avec tel modeste de la Falouze, il faut le concevoir non pas dans la redite, mais bien plutôt dans l'entretien transpirant sur tout son parcours, dans la permanence terrible de cet acte qu'est le choix de créer malgré tout, malgré soi-même.
Ne perdons pas de vue que sa dernière sculpture de fer a elle aussi une taille hors de son commun. La Walkyrie, comme il la nomma, répondait à cette volonté de se dépasser.
Mais est-ce bien lui qui la conçut ? Ne s'est-elle pas plutôt imposée à lui ?
Ce grand fer avait choisi le champ de cette bataille qu'est la création et l'avait désigné comme celui qui devait mourir.
De fait, il mourut.
Mais elle, magnifiant le geste de l'artiste, comme l'écorché de Ligier Richier magnifiait le geste de l'homme renaissant, se levait, pareille au supplicié divin qui allait le conduire en terre.


Jean-François Hémery

©Les amis de Gaston Floquet