...................... IN MEMORIAM .......................
Il
ne faisait que des autoportraits, construits, soudés, solides sur
leur socle, couleurs cernées, citadelles de Verdun fortifiées par
Vauban, pour l’éternité, pour traverser les guerres, résister aux
sièges, sauf évidemment les Mies de Pain et les Croûtes de Fromage,
que les petites souris avaient mangées. Mais il mettait des tapettes
… dans lesquelles il s’attrapait le doigt, quand sa vue s’est mise
à le trahir.
Il me manque.
Il se voyait grotesque, il se voyait drôle, à me faire mourir de rire,
comme sans le faire exprès (tu parles, menteur !), comme son
« Homo Erectus, qui se met debout pour la première fois. Il
n’en revient pas, regarde ! », grave, obtus, brute minuscule,
irrésistible en effet. Son créateur le regardait, féroce et amusé.
Combien de temps avons-nous passé, lui et moi, devant la vitrine,
à contempler ses ossements ressuscités, dérisoires comme nous les
vivants dans nos poses ridicules, qui faisons les importants. On regardait
en même temps la mort et la vie et la création en face, dans les yeux,
en se faisant peur sans le dire et en rigolant.
Il se voyait épluchure, mais digne. Il se voyait éclat d’obus déchiqueté,
mais reconstruit. Il se voyait débris réhabilité, et me réhabilitait
moi aussi.
Je me posais avec lui sur le socle des anciens. On feuilletait Picasso
au soleil devant la maison, tout doucement, à cause, d’un seul coup
d’une ressemblance. Je me nourrissais. On discutait de « Richard
II » de Shakespeare, qu’il était en train de lire, et dont il
comptait les morts, mais il n’y arrivait pas, il y en avait trop.
Alors on riait encore tous les deux.
Il m’appelait, avec un cri de victoire, inquiet quand même :
« Viens voir, j’ai fini la série des glycéro ». Et
une exposition m’attendait, disposée dehors sur les chaises de jardin.
Je prenais des photos, en retenant mon souffle, en jubilant, commençant
au bout de la ruelle, avant même qu’il m’ait vue arriver. « Celui-là
n’est pas encore sec … Tu as d’autres cartons blancs comme ceux-là
? ».
J’y pense souvent, les jours de plein été.
J’ai conservé tous ses oulipo. Mais combien de fois m’a-t-il
dit : « Tu aurais dû garder les cadavres exquis
qu’on avait faits chez toi. Ah, quel dommage ! ». C’est
grave, en effet. Comment survivre si on jette les cadavres exquis,
je vous le demande ?
Je le vois partout. C’est de sa faute : il pouvait se réincarner
de son vivant en bouddha dans une bouteille de Contrex.
Même sa maison, rebâtie sur une ruine, était un portrait de lui avec
de la lumière en haut et dehors, et, à l’intérieur, dans l’ombre épaisse,
des tiroirs, des caches secrètes, des négatifs de photos de bonheur,
reliques, fragments sacrés de la vraie croix de bois, croix de fer,
si tu mens … « Les artistes sont des menteurs »
« Alors, je ne dois pas te croire ? ». Je riais,
lui pas, ou alors en douce, comédien, imperturbable. C’était un jeu,
sérieux et léger en même temps.
Je garde précieusement en moi, va, ces innombrables voyages, ces moments
de connivence qui, au fil de vingt-sept ans, ont tellement contribué
à me construire.
Mais je me demande qui, maintenant, va corriger mes fautes d’orthographe.
Monique (avril 2001)