Floquet, ouvrier du livre


Daniel FONTAINE


Salut, compagnon ! Octobre 1996. Une affiche annonce une exposition à la MJC du Mans, le graphisme ne trompe pas, il réveille un souvenir vieux de trente ans, c'est bien lui, c'est Floquet !

Nous travaillons côte à côte en 1966 - 1967.

Le bonhomme ne passait pas inaperçu : chevelure en bataille, œil vif, une " clope " éteinte vissée au coin des lèvres, une veste de bûcheron canadien, pieds nus dans des sandalettes de cuir.

Dès que la charge de travail diminue, il concrétise, sur son sous-main, tout en marmonnant, ce qui l'a taraudé toute la soirée. Le crayon ou le stylo à bille court, et naît alors, sous mes yeux étonnés, un " truc " abstrait, bientôt froissé, envoyé dans la corbeille à papier où il sera rejoint par une multitude d'autres ébauches.

Le crayonnage lui laisse le temps de nous faire partager une autre activité : il déclame les textes qu'il doit jouer avec une troupe de comédiens-bohèmes. Son " Ubu roi " est étonnant de vérité.

Entre le journal et son domicile, la nuit, il ne fait pas les poubelles, non ! il trouve des trésors que son imagination et son habileté transforment en œuvre unique.

Qu'est devenu le coq majestueux réalisé avec des clous utilisés pour le ferrage des chevaux ? Assemblage prouvant qu'il était capable de représenter des animaux selon les critères réglementant les bases de la sculpture.

A-t-il réussi à vendre à Malraux ses personnages dantesques ?

J'ai eu le plaisir de revoir Gaston au vernissage de l'exposition de la donation faite au musée des Beaux Arts d'Alençon. Certes il avait changé, mais le rappel de certains souvenirs lui ont fait briller le regard. Dans les salles, j'y ai retrouvé toutes les idées ébauchées à grands coups de spatule étalant l'encre d'imprimerie (matière grasse onctueuse, qu'il soustrayait dans l'atelier voisin).

Je le revois annoncer l'achat d'une forge et de son matériel de maréchal-ferrant : un stock de fers à cheval, diverses machines antédiluviennes, etc.

C'était un artiste dans toute sa splendeur : rêveur, indépendant, un peu fou (heureusement), hors du temps, toujours en éveil, une imagination déroutante, fantasque et sérieux en même temps. Une très grande culture, un orateur tonitruant capable de déclamer des vers sur un ton juste.

D'un catalogue de papiers peints il nous sortait des compositions fantasmagoriques …

Merci, Gaston, et salut et fraternité.

Daniel FONTAINE, TRANGE, le 27 XII 2001





Vous avez connu Gaston au « Tertre Haut », où il peignait, collait, soudait, sculptait, déclamait des vers, etc. Mais avant de se consacrer à plein temps à son art (à ses arts), il a exercé, pour faire bouillir la marmite, la profession de correcteur dans l’imprimerie. D’abord dans une imprimerie de labeur où est composé, corrigé puis imprimé tout ce qui ne concerne pas la presse (journaux quotidiens, hebdomadaires, mensuels, etc.).
Puis il est passé dans la presse, au « Parisien libéré ».


Le métier de correcteur est vieux comme l’écriture.


Gaston a été membre du syndicat des correcteurs de Paris et de la région parisienne.

 


PETIT RAPPEL HISTORIQUE (*)

Nos ancêtres les correcteurs à l’origine de l’organisation professionnelle que nous connaissons aujourd’hui et les autres ouvriers ont eu bien du mérite, car en 1791 la loi Le Chapelier a interdit le droit d’association et de coalition aux ouvriers, mais ils ont la possibilité de se réunir pour organiser des caisses de secours pour les veuves et les orphelins, d’où création de ce qui sera la mutualité. Afin de mieux contrôler les ouvriers, le pouvoir encourage la formation de sociétés où se confondent maîtres et ouvriers, artisans et compagnons de tous corps de métier sous le patronage des Eglises et des notables (donc toujours sous le contrôle du pouvoir politique et religieux). D’abord très réticentes, les autorités s’aperçoivent assez vite des avantages que peut avoir, si elle est bien contrôlée, l’organisation de l’assistance et de la charité par les ouvriers eux-mêmes et à leurs frais.

Ces associations ont contribué à développer l’esprit de solidarité et le sens de l’organisation et la suite, logique, est arrivée, c’est-à-dire l’activité de résistance sous couvert d’entraide et de bienfaisance. Privés de droits politiques (le suffrage universel ne sera accordé aux non-riches, aux non-propriétaires fonciers, aux non-instruits qu’en 1848 ; pour les femmes ce ne sera que le 23 mars 1944), ils se révoltent quand même. Sous la Monarchie de Juillet (1830) apparaissent des termes épouvantables : socialisme, communisme, anarchisme, socialisme utopique ; les noms de Saint-Simon, Fourier, etc., commencent à être connus. La critique du capitalisme apparaît comme une protestation contre la misère et l’oppression. Les ouvriers ont pris conscience que pour améliorer leur sort ils doivent avant tout compter sur eux-mêmes.

La seconde moitié du XIXe siècle a été une période assez troublée (le coup d’Etat du 2 décembre 1851, le Second Empire, Napoléon III, le 4-Septembre 1870, la IIIe République). La Commune de Paris (18 mars - 27 mai 1871) marque le début de l’histoire du syndicalisme en France.

NAISSANCE DU SYNDICAT DES CORRECTEURS


La profession a commencé à s’organiser en 1866 sous l’impulsion de l’éditeur Firmin-Didot. Puis en 1881 fut créée la chambre syndicale du syndicat des correcteurs d’imprimerie. Leur premier titre de gloire fut de sortir des ouvrages professionnels concernant l’amélioration de la grammaire, le respect de la langue française, travaux salués par l’Académie française; ça n’ajoute rien au salaire, mais ça fait sérieux pour la suite des événements. En 1884, le législateur accorde à la chambre syndicale des correcteurs un statut dans l’espoir de mieux la contrôler. En 1885, un tarif syndical est élaboré, c’est le début des mouvements revendicatifs. La chambre syndicale des correcteurs devient un organisme ayant une existence légale et une personnalité civile. En 1898, création de la permanence de placement (bureau de placement). C’est un bureau officiel contrôlé par la Préfecture de police de Paris (ce placement fonctionne encore aujourd’hui ; chaque mois est envoyé à la Préfecture le détail des mouvements des correcteurs des imprimeries de labeur).


LA VIE SYNDICALE

 

Des statuts rédigés méticuleusement et souvent révisés régissent la vie syndicale, vie assez agitée, car la démocratie directe implique l’ensemble des syndiqués. Le comité syndical est élu tous les ans, pas plus de cinq années de présence consécutive pour ses quinze membres. Peu de directions syndicales sont placées sous une surveillance aussi nette, aussi directe, aussi fréquente. Trois AG par an, des réunions des délégués aussi nombreuses que nécessaire, des réunions d’équipe dès que la situation l’exige.

Le comité syndical se réunit en principe une fois par semaine. Tout ce qui touche la vie professionnelle et la vie en général y est évoqué. Les relations avec les autre syndicats du livre, les conditions de travail, de rémunération, les réunions avec les directions patronales, tout est examiné. Les décisions provoquent d’âpres discussions et sont l’objet d’un vote. Le secrétaire et son adjoint sont pris en charge par leur équipe lorsque le travail syndical est trop pesant. Tous les autres postes sont assurés par des syndics bénévoles, c’est la seule façon de rester au contact de la base, chez nous pas de permanents qui n’ont pas de contacts directs avec la production depuis de nombreuses années.

Un élément important qui caractérise les syndicats du livre : ce sont des syndicats de métier. Les correcteurs instituent en 1908 un examen technique, car il faut maintenir un bon niveau professionnel pour permettre l’extension du syndicat. On ne peut passer un examen qu’après au moins six mois d’exercice du métier que l’on peut apprendre sur le tas dans une petite entreprise (souvent avec un salaire réduit), ou dans des écoles spécialisées professionnelles (patronales ou publiques : l’imprimerie Chaix avant la guerre, le lycée Estienne) ou dans une école gérée par des correcteurs mais indépendante du syndicat ; il faut être parrainé par deux correcteurs syndiqués pour être admis après avoir passé avec succès le test de niveau. Une fois accepté, on peut bénéficier du service du placement dans les imprimeries classiques (le labeur), dans les maisons d’édition et dans la presse, où nous avons le monopole de l’embauche depuis le 14 février 1938.

 

L’accès à la presse ne peut se faire qu’après au moins deux années d’ancienneté. Le correcteur passé en presse commence à « tourner » dans les différentes équipes (c’est un rouleur), selon les besoins de celles-ci. On peut ne faire qu’un service et changer de lieu de travail chaque jour, mais si l’équipe a une « suite » à donner, on peut rester une semaine, un mois ou plus longtemps, on devient « suiveur » et si le travail et la personnalité du suiveur plaisent aux équipiers, on peut devenir « piéton » après un vote d’équipe. Le patron paie pour le travail effectué mais n’a aucun droit de regard sur le salarié (sauf cas exceptionnel : faute grave, propagande politique ou cultuelle, conduite anormale pouvant mettre en danger les autres salariés).

 

En revanche, le syndicat s’engage sur la qualité professionnelle du correcteur et prend des mesures en cas de problème (professionnel ou humain), le syndicat se substitue au patron en sanctionnant la personne mise en cause, attitude difficile mais nécessaire. Le chef correcteur (réglette) est désigné par un vote de l’équipe, il faut l’accord du comité syndical pour qu’un équipier se présente ; la direction est informée du nom du postulant. Les cas d’opposition d’une direction à une élection sont rares, mais elle doit motiver sa position, c’est le comité syndical qui tranche. La tradition veut que les décisions soient paritaires donc non imposées, source de conflit.
Mêmes salaires, les femmes peuvent être élues chef d’équipe, mêmes droits, mêmes devoirs pour tous. Travail de nuit, travail du dimanche, le bon, le mauvais, tout est partagé.

C’est ce monopole de l’embauche qui a permis à Gaston de s’absenter de son équipe pour des périodes variables afin de lui permettre de « faire » l’acteur. L’emploi n’étant pas nominatif, il retrouvait sa place, son remplaçant redevenait rouleur jusqu’à la prochaine suite, etc. Mais ce mode de fonctionnement n’était pas à sens unique, car un éditeur de journaux pouvait faire varier sa pagination en fonction des événements tout en n’ayant qu’un effectif prévu pour une pagination moyenne. La souplesse offerte par le bureau de placement lui ôtait beaucoup de soucis en lui fournissant le personnel nécessaire à l’augmentation de la pagination.


LES CORRECTEURS ET LES AUTRES (la CGT, les partis politiques, etc.)

 

Des libertaires et des anarchistes (dont des correcteurs : Villeval, Yvetot, Monatte) fondent la CGT. Jusqu’en 1914, l’influence libertaire sera prédominante à la CGT et celle-ci préservera son autonomie par rapport aux partis politiques ( le Parti socialiste de France, [Jules Guesde], le Parti socialiste français [Jaurès] fusionneront en 1905, donnant la SFIO. Le parti communiste français n’étant fondé qu ‘en 1920, au congrès de Tours). En 1948, crise au sein de la CGT. Scission. Création de FO. Pour les correcteurs c’est un cas de conscience : rester à la CGT, sous l’influence du PC, ou passage à l’autonomie ? Quand on connaît l’aversion de la majorité des correcteurs pour les partis, cette question a provoqué des AG houleuses. Mais, finalement, « le comité syndical des correcteurs estime qu’il faut avant tout sauver l’unité dans notre propre fédération … » Le vote chez les correcteurs donne : maintien à la CGT 94 voix, passage à FO 57 voix. Les consultations sur tout le territoire donnent une majorité pour le maintien avec la CGT, car la CGT-FO a fait preuve de son inféodation à une direction politique et par surcroît gouvernementale, et son financement par la CIA n’arrangeait pas les choses.



Ce maintien du syndicat des correcteurs dans la CGT ne nous a pas empêchés de continuer à marquer notre différence, l’esprit libertaire et l’anarcho-syndicalisme sont toujours présents ; nous travaillons et participons toujours à des actions revendicatives.

Voilà ce qu’a connu Gaston. Cette situation va peut-être disparaître de la faute des correcteurs eux-mêmes (l’état d’esprit des jeunes n’est plus dicté par la même conscience de classe), de leurs acolytes des autres syndicats du livre, de la conjoncture, de l’évolution des techniques de composition, de correction (la correction s’effectue maintenant sur écran, travail moins fignolé, et plus fatigant pour la vue), de la télévision qui rend compte des événements sans aucun retard, de cette même télévision qui truste les contrats publicitaires, privant la presse écrite quotidienne nationale de ressources lui permettant de rester relativement indépendante (l’indépendance financière est garante d’une information qui se veut objective (ou qui prétend l’être). Objectivité, subjectivité, honnêteté, le débat est toujours ouvert.

La correction, ce fut un beau métier. A quand sa résurrection ?


Daniel FONTAINE,Trangé, le 9-XII-2002

* Les détails sont tirés de l’histoire du syndicat des correcteurs. Thèse de doctorat de troisième cycle de M. Yves Blondeau, docteur en histoire contemporaine (1973).

Un exemplaire de cette monographie a été déposé au fonds de l’association des Amis de Gaston Floquet. Prenez-en soin, le tirage est épuisé.

©Les amis de Gaston Floquet