Les pliages
Gaston détestait le sport et ne
pratiquait ni la gymnastique comme hygiène de vie ni la culture
physique pour ses bienfaits sur le corps. En revanche, il pratiquait
quotidiennement maints exercices qui décapent les yeux et renouvellent
le regard, à commencer par le sien, et maintenant le nôtre. Pour ce, il
recourait entre autres à un certain exercice en apparence simple,
ludique, inoffensif, en réalité féroce, iconoclaste, inventif, d'une
précision extrême, déstabilisant à souhait et en tout cas très
floquettien : il pliait.
Il n'est pas question là du pliage «
artistique » qui, d'une feuille
plate, crée un relief complexe et sophistiqué dans la tradition très
ancienne des origami japonais... ou de la cocotte en papier un peu
élaborée. Ni de quelque chose qui se placerait dans le sillage du
procédé de pliage / peinture /
déploiement d'un Simon Hantaï, qui laissait aux aléas de froissements
et nœuds dans la toile imprégnée de peinture le soin d'imprimer en elle
des étoilements sublimes.
Non, les pliages de Gaston Floquet n'ont même pas vraiment d'intention
esthétique. Il ne leur donnait d'ailleurs pas le statut d'œuvres
puisqu'il ne les signait ni ne les datait. Il partait, comme souvent,
d'objets existants très modestes, d'une banalité telle qu'elle les rend
tout à fait inintéressants et comme invisibles à l'œil paresseux : des
images découpées dans les journaux, clichés d'actualités locales,
«réclames » d'autrefois, photos de personnalités et de vedettes des
années soixante...
Le Général, fut ainsi pour Gaston une cible de choix en ses portraits
majestueux. Subissant l'effet d'un pliage du papier, infime mais
redoutable, qui déstabilise le regard, casse les proportions et
renverse le sens des choses, le Grand Charles
devient une sorte d'ectoplasme pisciforme, un être hybride
d'inspiration vaguement surréaliste. Reconnaissable pourtant, et c'est
un sujet d'étonnement. Mais tombé d'un simple geste
de son piédestal d'icône.
Défaire les illusions par l'illusion d'optique.
Quelles illusions ?
Celles des « clichés » justement, des
apparences, des certitudes, même
visuelles : ne pas en rester au premier regard, percevoir dans une
image ce qui s'y trouve caché de drôle, d'étrange, de bouleversant, de
redoutable.
Celles du pouvoir aussi, surtout militaire, surtout dictatorial, que
symboliquement on « renverse ». Et celles, plus ordinaires, de la
vanité, de la niaiserie, de la superbe des grands de ce monde ou des
petits qui se croient grands (sans s'épargner soi-même).
La déformation assassine, la métamorphose par soustraction, la
chirurgie esthétique par pliage, l'amputation sur papier journal
pratiquées en chambre et découvertes dans des cartons oubliés,
conservent un pouvoir subversif qui fait écho à certaines statues de
Floquet pour la représentation qu'elles donnent de la comédie humaine.
Les pliages renvoient aussi évidemment à certains de ses collages, dont
ils reflètent l'audace, l'inventivité, le décalage poétique, obtenus
par des procédés incroyablement simples.
D'autres avant lui avaient fait des incursions dans cette voie. Picabia
en 1919 dessinait des moustaches à la Joconde et le mouvement Dada,
qu'il anima, fit de la dérision provocatrice un principe fondateur.
Floquet, lui, ne commença son œuvre plastique que vers 1957, et baigna
plus de vingt ans dans le fertile bouillon de culture de Paris. C'est
là, n'en doutons pas, que se firent l'imprégnation et la maturation
artistiques de celui qui n'était encore qu'un jeune rebelle. Profitant
du chambardement apporté par d'autres, il s'empara de la liberté
créatrice qu'ils lui laissaient pour « faire du Floquet ». L'une de ses
explorations plastiques fut cet exercice particulier de détournement,
qu'il pratiqua dans le sillage de ses prédécesseurs ou contemporains...
mais à sa façon.
Il y en eut d'autres. Nous en reparlerons...
Ces non-oeuvres, en tout cas, dévoilent l'art du geste minimal qui
subvertit, qui caricature sans avoir l'air d'y toucher, ou si peu, et
encourage la dérision salutaire.
Le pliage qui tue : une arme
d'artiste.