Leçons de ténèbres



       Longtemps la vue des dernières peintures m'a gêné. Elles se donnaient à voir dans ce que je pensais alors leur inachèvement, à proprement parler leur imperfection. Une œuvre est œuvre lorsqu'elle atteint une certaine excellence, croyais-je, et sans doute m'aurait-il été bien difficile de définir exactement ce qu'elle était, cette excellence, cette perfection. Sans doute aurais-je appelé l'idée, l'évidence d'achèvement ; j'aurais parlé d'équilibre, convoqué lubies et autres vieilles lanternes… et fait témoigner l'artiste lui-même : un tableau est fini quand j'ai le sentiment qu'il l'est, et lorsque j'y appose ma signature.

        Mais ces peintures… Même signées, elles n'offrent apparemment rien de définitif, rien de fait. Elles ne sont pas. Le dessin s'efface, les couleurs ne sont plus, la manière même - avec ce qu'elle avait d'horripilant parfois - s'est absentée. L'œuvre finissant se défait. Constat terrible initiant un refus de considérer autrement que de façon anecdotique ces toiles qui n'ont plus rien à voir avec les compositions toniques de jadis. Des gris. Des jus gris et noirs. Des opacités et transparences qui ne couvrent même pas toute la toile… Des manques. Pour ne pas dire des manquements -au geste, au regard, aux multiples œuvres d'avant, à l'unité hétéroclite qui s'était au fil des années construite.

Ainsi les délaissais-je, et d'autant plus facilement que, me semblait-il, les proches le faisaient aussi, qui ne se souvenaient plus à leur propos que des moments difficiles où elles avaient paru.
Pourtant, un jour, l'un d'eux me glissa dans l'esprit ce qui allait participer à la naissance d'un intérêt résolu sur cet œuvre ultime. Gaston n'y voyait plus bien, sa main n'était plus aussi sûre, il ne pouvait plus se lancer dans ses travaux de sculptures éreintants, mais il avait cette volonté de créer, et de peindre malgré tout. Et des fois, d'expliquer sans discourir aux yeux de qui le regardaient, d'un " Regarde comment je fais " ; et sa main de lever la toile ou de la retourner, que coulât le jus qu'il venait d'y répandre. Ça valait plus qu'aucune explication, et refusait tout commentaire.

Je n'ai pas bien compris tout de suite l'importance de ce témoignage. Je l'ai même oublié dans un premier temps, je crois.

Mais il a resurgi, toujours plus insistant, quand je me suis mis à déchiffrer la bande de ses biffures, pleine de surcharges, qu'il déchirait et insérait dans tel collage, ou faisait maries-louises pour tel autre dessin. Il enregistrait ce qu'il faisait au jour le jour, son anodin quotidien, le rayait, paraissait vouloir l'annuler en partie, et ne lui donnait en fait que plus de présence et de vigueur. Les phrases s'y défaisaient façon télégrammes, les mots eux-mêmes s'élidaient… C'était à n'y rien comprendre par endroits, mais ça avait une ténacité qui forçait l'attention et provoquait la curiosité la transformant bientôt en volonté d'essayer de cerner par ce biais ce qui se jouait là, dans ce langage échoué, de l'homme et de l'œuvre puisque les deux n'étaient qu'un.

 

 

Et puis il y avait ces toiles tout à fait vierges, dans le film transparent qui les enveloppait encore. Et celle-là sur le film de laquelle Gaston avait tracé au feutre une esquisse rapide. Une idée pas exactement, plutôt une irrépressible pulsation. Je me souviens avoir été troublé dès que je vis cet objet. Pas déjà une œuvre, à peine un projet réel, et pourtant de fait, un réel jeté là, évident. Absolument nu en quelque sorte. Et paradoxal puisque c'est sur le vêtement translucide que les traits qui la distinguaient étaient posés. Angoissant non-signé puisque non fait. Si fait, ci-devant acmé. Fantôme d'œuvre. Symptôme au travail de l'ensemble échu. Point d'orgue.
Il me fallait comprendre, et considérer cette non-fin au trait avec celles-là, les liquides, que j'avais délaissées. Elles étaient parentes. Elles vacillaient toutes tout autant.
      

  Mâtin, il s'agissait d'un office nocturne !
  Il donnait au jusant vigile taciturne…
       

Fugacités. Je notais des idées, tenais idiot des comptes, prolongeais librement de mots bien inutiles l'esquisse silencieuse, mais n'arrivais à rien qui pût me satisfaire. C'est que je cherchais l'or passé dans son refus, le parfait d'un final dans l'absolu mystère oeuvrant à l'éphémère opiniâtrement. A l'éphémère, pas au hasard. Je voulais inventer quand il fallait attendre. Quoi ? Le jour.

Et le jour est venu, rompant la gangue des os et des certitudes. Comme une allemande au clavier de suites incertaines. Une longue fréquentation, non plus bavarde mais recueillie - j'ose ici le mot, n'en trouvant pas de meilleur -, le permit : les veilles d'été lors de l'ouverture de la maison, les photos prises pour mémoire, la préparation de l'exposition de janvier 2005, celle de sa visite par les Amis des Musées, les échanges qui nouaient informations et complicités, et puis la permanence de la présence de Gaston grâce au beau dessin qui m'avait été offert. Et le ravissement que sa belle Dame, sur laquelle je planchais aussi, n'avait pas manqué de me faire éprouver.

Les dernières œuvres de Gaston Floquet étaient des Leçons de Ténèbres. Elles faisaient entendre autant que voir le bruit d'une plainte, un lamento doux et pathétique. Pareil au chant des moines de la liturgie ancienne, l'œuvre ultime. A la brune, dans cet entre-deux où l'on guette, sans la pouvoir décider, l'heure. Il faut l'écouter. Les lumières une à une s'éteignaient au son du pinceau frottant la toile, à mesure que montait irrémédiable le blanc au cœur des nuits même. Et le silence vint.


Jean-François Hémery, décembre 2005.

 

       

voir "echo" à propos de ce texte


 

Tenebrae

For a long time, the last paintings made me uneasy. They appeared in what I thought to be their incompletion or, strictly speaking, their imperfection. A work of art is a work of art when it has reached a certain degree of excellence, I thought - though I would have found it difficult to define that excellence, or that perfection. I would probably have evoked the idea, the obviousness of completion; I would have talked about balance and other commonplace nonsense, quoting the artist himself : a painting is finished when I feel it is and sign it.

But these paintings, even signed, offer no obvious sense of definitive completion and achievement. They are not. The lines dissolve, the colours are no more, and even the manner - at times, so irritating - is now gone. The work undoes itself as it ends. A bleak realization, which made me refuse to consider these last efforts as anything more than anecdotal, dissociated from the earlier bold compositions. Greys. Grey and black juices. Opacities and transparencies that don't even cover the whole canvas. . . Gaps. Even lapses of the hand and eye, falling short of the incongruous unity built up over the years, throughout the earlier work.

So I ignored the last works, all the more easily as, it seemed to me, everyone close to Gaston was doing the same - recalling only the sad days when they were painted. Yet, one day, someone prompted a thought which awakened my interest in the final paintings, pointing out that against all odds - despite failing eyesight, a shaky hand and the physical impossibility of sculpting - Gaston had retained his will to create and to paint. Sometimes, I was told, he would demonstrate wordlessly, "Look - here's how I do it," lifting or turning a canvas to make the fresh juice run. A gesture more meaningful than any explanation, defying commentary.

I did not at first understand the importance of this information, and I think for a while, I forgot it altogether.

But I remembered it, more and more insistently, as I began to decipher the strip of paper covered with words struck out and written over, from which Gaston would tear fragments for use in his collages or as inner frames for drawings. He used to jot down what he did from day to day - mundane trivia appearing partly obliterated, but in fact made more conspicuous and emphatic. Sentences were chopped up, telegraphically, and even the words were elided. . . . the writing made no sense at all, in places, yet it stubbornly held my attention and made me curious, determined to grasp what, in this failed language, had been put at stake for the man as well as his work - since the two were inseparable.

There were also the untouched canvases, still in their cellophane wrappings - one with a felt pen sketch drawn on the clear plastic. Not quite an idea, but an irrepressible impulse pulsation. I remember this object troubled me immediately. It wasn't a work of art, hardly even a project, and yet a reality was thrown forth there - stark naked, so to speak. And paradoxical, in that its lines had been placed on the translucent wrapping. Disturbing, not signed because not done. Or If done, then an acme out of days gone by. A ghost of a work. A symptom. A sustained note. I had to assimilate, to confront these non-ending lines with the others, the liquid paintings I had been avoiding. They were all related - all of them wobbly.

Great God, it was a nocturnal service !
He was giving the ebb tide a silent wake.

Transience. I noted ideas, kept foolish accounts, freely prolonging the silent sketch with useless words, but accomplishing nothing that could satisfy me. I was trying to find the vanished gold that was now refused, the perfection of a finale in absolute mystery bent on ephemeral form. Ephemeral, not random. I wanted to invent when I should have been waiting. For what ? For daylight.

And daylight came, splitting the shell of bones and certainties. Like an allemande on a faltering keyboard . It came through a long familiarity, less verbal in nature and more - for want of a better word - meditative : the summer days spent tending the open house, the pictures taken as reminders, preparations for the show held in January 2005 and for the Amis des Musées who came to view it, with friendly discussions, and then Gaston's enduring presence, through the wonderful drawing had been given. And my delight in his beautiful Dame, which I was studying as well.

Gaston Floquet's last works were Tenebrae. They voiced as much as they showed, visually, the sound of a cry, a soft and poignant elegy. Like the monks' chant in the ancient liturgy, the ultimate work. In twilight, in the in-between time when the time can't be told. When it must be listened for. One by one the lights were going out, in cadence with the brush scratching the canvas, while a blank rose up, irreparable, within the very heart of nights. And silence came.

Jean-François Hémery, December 2005 .

translated by Monique Audureau and Shelley Dauvillier

©Les amis de Gaston Floquet