Vous croyez aux signes, vous ?
Moi, j'ai dit 'bizarre, bizarre' ? Comme c'est étrange.
Pourquoi aurais-je dit 'bizarre, bizarre'?
- Je vous assure, cher cousin, que vous avez dit 'Bizarre, bizarre'.
- Moi, j'ai dit 'bizarre' ? Comme c'est bizarre...
Gaston Floquet, imitant Louis Jouvet (1).
Il n'y a pas une histoire, une seule, toute linéaire et simple, non.
Il n'y en a pas une, il n'y en a pas deux, pas trois non plus, quatre pas plus.
Non. L'histoire s'est multipliée - démultipliée, dit-on,
et j'aime ce préfixe ajouté qui m'appelle un hasard roulant dans
le cirque au feutre vert d'une piste d'un jeu de 421, au bout d'un zinc dans
un bar comme il n'y en a plus désormais que trop rarement.
L'histoire s'est démultipliée, et se démultipliant, elle
s'est défaite, comme les champs qu'abreuvent alors les sangs mêlés
des poilus de la Grande Guerre. Comme la face des objets et des hommes que peignent
ou sculptent les Gris, Braque ou Picasso, et dans les tranchées même
les Mare et les autres, les poètes compris - demandez au Prince Guillaume
!...
L'histoire s'est défaite en dix, en vingt, en cent, en des milliers.
Ainsi s'est-elle faite, ou plutôt ainsi s'allait-elle faire. C'est ça
le vrai, le réel des faits.
En 1917, on est en guerre, et ça dure. Pour un jour, trois nuits ; pour
un feu tant de cendres après les nombreux et beaux artifices mortifères
- car, oui, il y en avait de beaux qui sifflant irisaient le ciel en arcs du
tonnerre craché par les virilités du siècle (2).
Nues déchirées, terres éventrées, " longues
bouches pâles " ouvertes" (3), - ménageries
inquiètes, cirque sens dessus dessous, mais cirque, cirque malgré
tout.
Erde. Umgrabende Erde, die die Menschen begrabt. Erde
Et merde, j'ai perdu mon allemand ! il eût pourtant fait ici le meilleur
effet, non ?
1917. 18 mai. Croyez-vous aux signes ?...
Pendant qu'ici en Champagne-Ardennes, on attend, dans ces haillons de terre
et d'histoire, pendant que pour de vrai, on attend on ne sait plus bien quoi
- on s'est défait aussi soi -, à Paris le public s'énerve
: il est venu voir les Ballets russes de Diaghilev, il est venu se distraire
au spectacle ; il attendait quelque beau rêve troussé en charmante
histoire, mais celle qu'on lui offre est en lambeaux : Parade est un
ramassis de morceaux épars, chacun des personnages ne disant jamais que
lui-même, ce qui le fait être là, plus à côté
qu'avec les autres. Il y a là deux bonimenteurs (quand un seul aurait
suffi !), un prestidigitateur chinois, une petite fille américaine, deux
acrobates, un cheval qui parle
Les hommes portent des costumes composites,
d'improbables hautes pièces montées d'étoffes et de cartons
peints - on ne reconnaît même pas les personnages du rideau de scène,
qui, eux, ressemblaient à quelque chose au moins ! -. Quant à
la partition, elle donne à entendre des sirènes, une machine à
écrire, une roue de fête foraine, un bouteillophone (4),
et même un pistolet !... On crie au scandale, on lance aux artistes des
" Sales boches ! " inconvenants
A la fin, pour n'en plus parler,
un monsieur se lève et s'esclaffe : " Si j'avais su que c'était
aussi bête, j'aurais amené les enfants ! ". Parade,
l'argument était de Jean Cocteau, la musique d'Erik Satie, la chorégraphie
de Léonide Massine, le rideau de scène, les décors et les
costumes de Pablo Picasso ; le texte du programme de Guillaume Apollinaire.
Cocteau voulait " une lucarne sur ce que devait être le théâtre
contemporain " ; Apollinaire y voit la première manifestation du
" sur-réalisme " - il travaille alors aux Mamelles de Tirésias,
un " Drame surréaliste en deux actes et un prologue " qui sera
donné un mois plus tard, le 24 juin 1917 -. Le " ballet réaliste
" de la troupe de Diaghilev fait scandale. Il est 9 heures, ce 18 mai 1917.
Au même moment, vers l'Est, à plus de 230 kilomètres de
là, une cinquantaine de Verdun, aux marches de la Lorraine, très
exactement à Bar-le-Duc, naît de Joseph Lucien Léon Floquet
et Félicie Hortense Adrienne Lallemand, Gaston Lucien Eugène Floquet.
Il est neuf heures, ce 18 mai 1917. L'enfant sera rebelle et gourmand. Il jouera
dans cette campagne dévastée, ramassera les débris de la
Grande Guerre - n'importe lesquels (5): fonte et fer
et bois et os, et les assemblera bientôt, inventant des figures étranges,
dérangeantes (6). Il dessinera, peindra. Ecrira
aussi. Et puis, il sera comédien, endossant le costume du Père
Ubu (7), et lançant à sa femme sur scène,
au parterre et aux loges, le " Merdre " qui n'aura rien perdu de son
indécence tonitruante, ni de son inventivité, ne serait-ce que
par l' " r " dont il s'est doté
Il ne sait pas alors
qu'au soir de sa naissance, on criait à Paris. Il naissait sous une lumière
d'artifice blafarde au moment où en vain sous une lumière semblable
d'autres paradaient.
Il est né un soir de guerre, sous l'influence maligne de l'étoile
peinte par Picasso sur le ballon du rideau de scène ou le costume de
l'acrobate, bleus. Il est sous le signe de Parade, à l'heure des vertiges
tout proches.
C'en était fait, le hasard en avait décidé : théâtre,
sculpture, collages, textes, incongruités seraient son lot. Et puis il
traduirait de l'allemand. Il entrait dans la vie, il serait moderne et aurait
ainsi plusieurs faces, autant d'histoires. Il s'appelait Floquet. Epelé
: F.L.O.Q.U.E.T. [Eiffel au cul eût été hier obscène
- il aimera à se jouer ainsi des mots, quitte à en commettre des
déplacés -, et c'est aujourd'hui, comme dans " Zone ",
chez l'Apollinaire d'Alcools, le phare de la modernité, préfigurant
cet autre qu'est l'Obélisque noir de Remarque qu'il traduira].
Il est né à 9 heures. A neuve heure.
Vous croyez aux signes, vous ?
La vue naît où la mort rôde - paradoxe exact. Mille pour
mille, une pour une. Une en mille, démultipliée.
Histoire : Il est à Bar-le-Duc, en l'église Saint Etienne, un
monument, élevé d'abord en la collégiale Saint Maxe, dédié
à René de Chalon, prince d'Orange et époux d'Anne de Lorraine,
dont le corps repose à Breda. Mais ce corps-là, il avait été
éviscéré pour que " le lieu propre où Anne
il épousa " (8) gardât ses entrailles
et son cur. Le monument ? un retable, un autel où se dresse dans
une noble pose un transi. Image et terrible et calme à la fois d'un homme
au squelette paraissant sous les lambeaux de sa peau, qui, le bras gauche levé,
offre au ciel son cur. Il l'a cueilli en sa poitrine où traîne
encore son autre main, dans l'attitude d'un orant ravi et confiant d'entrevoir
l'au-delà. Tous les barisiens le connaissent, et gageons qu'il en a effaré
plus d'un, barisien ou pas puisque sa renommée dépassa vite les
frontières lorraines. Attribué à Ligier Richier, ce chef-d'uvre
est la figure même de l'acceptation, l'image nue (crue aussi, violente)
de la condition humaine. Exacte, elle dérange et convient, fascinante.
Et, sans considération de son intérêt historique, comme
telle à protéger. Voilà pourquoi, cette année-là,
en 1917, on lui fait quitter l'Eglise Saint Etienne pour les sous-sols du Panthéon,
à Paris., où elle restera jusqu'après la guerre. Le squelette
est déposé, emballé, encaissé, déplacé.
Le retable à proprement parler défiguré.
Gaston lui vit ses premiers jours. Et alors ? Quel rapport ?
Cette coïncidence n'aurait rien de remarquable si on ne prenait en compte
ce qui advint dans l'uvre de l'artiste Floquet, et dans sa vie sans doute.
Souvenons-nous seulement qu'une de ses dernières grandes uvres
fut un christ fait de morceaux épars rassemblés en un collage,
un christ sans croix (et sans majuscule), ouvrant largement des bras démesurés
(9), un christ au supplice en gloire, un christ de charité,
opaque (sur un fond blanc qui accuse le contraste, et imprime en nos yeux la
silhouette seule) et translucide à la fois : la technique employée
pour chaque morceau étant celle du brou de noix qui donne à cette
figuration un effet de peau si diaphane qu'on peut croire avoir sous les yeux
un écorché - autre dénomination du christ sur les lèvres
de Floquet. Tout se passe comme si, au soir de sa vie, l'artiste inventait par
son uvre - sans même le savoir peut-être - ce qui était
de ses origines barisiennes, enfoui. Une marche de l'ombre vers la lumière,
dont toute toile grise de la fin (10)porte l'urgence
: des tracés qui s'effacent, des jus, et ces réserves de blanc
non peint
Défaite de l'image, défaut de la vue, faiblesse
de la main ? Pas exactement. Vision : les couleurs disparaissent, mais l'uvre
ultime a la vigueur de l'essentiel, et revisite étrangement, en s'en
défaisant, les partitions colorées des années d'avant,
et même les sculptures puisque l'opiniâtreté des traits et
l'aveuglement des blancs de réserve leur donnent une profondeur inouïe,
une présence qui n'a rien à voir avec l'art de la perspective
mais qui a tout de l'écriture dans l'espace d'un signe innommable. A
cet égard que la dernière grande sculpture soit la Walkyrie
(11)est prémonitoire : haute de 2m79, elle est
sculpture imposante, mais tout autant signe, graphe en trois dimensions. Ses
courbes évoquent le dessin, la légèreté, le mouvement,
alors même qu'elle est solide figure hors cote de la messagère
d'Odin, de celle-là qui, paraissant dans les orages, le visitant la veille
de la bataille, inspire au guerrier un amour sans lendemain. Elle lance vers
le ciel les doigts de sa fourche, elle y dessine leurs traits, et partout à
la ronde sa danse infernale, elle qui ne bouge pas. Elle est ici bien plus qu'un
objet, - une écriture, semblable tout compte fait aux uvres en
deux dimensions. Aussi différentes soient-elles, les uvres des
deux dernières années semblent devoir s'unir immanquablement.
Le christ et la Walkyrie n'ont-ils pas d'ailleurs par rapport aux autres
uvres des dimensions extraordinaires qui n'ont d'égal que le nombre
de celles-ci qui les ont précédés et l'importance signifiante
des toiles grises de 2000 ? Mille en une, et inversement.
2001. Gaston vit ses derniers jours. De cette année-là, il en
vivra 105 entiers. Il est à l'hôpital. Il ne sait pas qu'à
Bar-le-Duc, on dresse le bilan sanitaire du transi de Ligier Richier, qu'on
va le restaurer (en 2002-2003), et lui redonner ainsi une autre vie.
C'est Pâques. Et puis le lundi de Pâques. 16 avril. On remonte d'une
cavité du massif du Dévoluy, dans les Hautes-Alpes, un spéléologue
coincé depuis le samedi. Il revient à la lumière, et est
bientôt transporté à l'hôpital de Gap, par hélicoptère
(12). Ainsi des profondeurs il a crié, et son
cri l'a élevé.
A Castel Gandolfo, le pape Jean-Paul II, fort affaibli, déclare : "
En ce lundi de fête, appelé Lundi de l'Ange, on ressent encore
fortement dans la liturgie, l'écho des paroles du Messager céleste
adressées aux femmes accourues au sépulcre : "Vite, allez
dire à ses disciples : Il est ressuscité d'entre les morts"
(Mt 28,7). Nous ressentons comme nous étant également adressée,
l'invitation à "faire vite" et à "aller" annoncer
l'Evangile aux hommes de notre temps. ". La marionnette est sincère,
mais les fils sont fatigués.
Ce week-end, le Louvre a fermé dimanche, mais le centre Pompidou est
resté ouvert les 14, 15 et 16 avril, quand un préavis de grève
nous avait fait craindre qu'il ne le fût. Un signe : le présent
qui s'en souvient l'emporte sur le passé qui l'ignore. J'ai pris l'escalier
roulant qui monte au flanc de Beaubourg, et suis allé revoir le rideau
de Parade. - " mensonge, dixit Gaston (13),
mais ça fait rien : il faut bien mentir de temps en temps, sinon on
n'y arriverait pas, hein. Il faut le mensonge absolument. " - J'ai
regardé longtemps le ballon étoilé, il était un
astre chu sur les planches d'un théâtre, un globe où le
peintre avait figuré comme en abîme d'autres astres, tout un système.
Un il peut-être. Sûrement l'objet d'un jeu, de cirque ou de
regard - les deux à la fois - qui dans sa simplicité de foire
provoquait à lui seul au moins deux ou trois histoires. Dont une de soleil
disparu (14). Il était là, qui ne roulait
pas, qui ne roulait plus, e pur si muove, pensais-je, - le monde. J'entendais
une roue de fortune, et m'étonnais que ne fût pas une madame Irma
quelconque, un fichu sur la tête et devant elle une boule de cristal.
Il me semble aujourd'hui que j'entendais alors non pas ce qui fut dans la salle
un certain 18 mai 1917, mais ce que disaient les muets du rideau et ceux de
derrière, et ceux-là encore qui ne se savaient pas.
Jean-François Hémery
1-De temps à autre Gaston mimait Louis
Jouvet, imitait sa voix dans ce fameux dialogue de Drôle de drame (Marcel
Carné, 1937). Un de ses amis proches, Claude Leroy, me le rappelle aujourd'hui.
2-Les canons ont remplacé les cheminées des fabriques. Le rêve
d'un canon idéal est arrivé. Cf. : " O vieux monde du XIXè
siècle plein de hautes cheminées si belles et si pures // Virilités
du siècle où nous sommes / O canons " écrit Guillaume
Apollinaire. " Que c'est beau ces fusées qui illuminent la nuit/
Comme ces beaux toutes ces fusées/ Mais ce serait bien plus beau
s'il y en avait plus encore/ S'il y en avait des millions qui auraient un sens
complet et relatif comme les lettres d'un livre/ Pourtant c'est aussi beau que
si la vie même sortait des mourants
" (" Fusée
" et " Merveille de la guerre " dans Calligrammes).
3-Guillaume Apollinaire, " Merveille de la guerre ", ibid.
4-Un bouteillophone est une sorte de carillon mécanique, qui utilise
au lieu de cloches des bouteilles.
5-N'importe lesquels, pas tout à fait cependant ! Il rejetait sec, et
pas content, certains objets qui se présentaient ou qu'on lui proposait,
mais recueillait, choisissait soigneusement ici et là les objets précieux,
ceux polis par le temps et l'usage, ceux qui lui parlaient. C'était n'importe
quoi aux yeux des autres peut-être mais pas aux siens. Puis s'opérait
un deuxième choix à partir du rouilloir, des tas d'os, un choix
très spécifique, sur le mystère duquel il nous faudrait
nous interroger. Peu étaient élus au bout du compte.
6-Il en fera des théories, et, par le feu, d'autres légions -
de plastique
7-Le contrat avec la Comédie de la Loire est signé un certain
6 février 1963, jour où l'on fête les saints Paul Miki,
Pierre-Baptiste, Amand, et saint Vaast autrement nommé Gaston !...
8-Poème de Louis de Louis de Mazures datant de 1557.
9-Leur courbe est à peu de chose près celle du bras levé
du transi.
10-La série des toiles peintes en 2000, qui a déjà l'objet
d'une approche mienne. Cf. : les articles Les fins premières et Leçons
de ténèbres, dont le second est lisible sur le site <gaston-floquet.org>.
11-Voir à propos de cette Walkyrie l'article de Monique Audureau sur
ce même site.
12-Voir Le Monde du 18 avril 2001.
13-Dans une vidéo de 97 ou 98, où il remercie un quidam de lui
avoir fourni je ne sais plus quoi.
14-Un dessin préparatoire de Picasso montrait un soleil au haut de l'échelle.
Vous croyez aux signes, vous ? (format PDF)
©Les amis de Gaston Floquet